dimanche, octobre 03, 2004

CEPES HÉGÉMONIE

Taken from: http://www.er.uqam.ca/nobel/cepes/hegemonie.html

Hégémonie

Hegemony
Par Chantal RobichaudDépartement de science politiqueUniversité du Québec à MontréalFévrier 2001

Un État dominant exerce une fonction hégémonique s'il conduit le système d'États dans la direction qu'il choisit et si, ce faisant, il est perçu comme étant le défenseur de l'intérêt universel. (Arrighi 1993:150)[1]

Bien que le concept d'hégémonie (du russe gegemonyia) ait beaucoup évolué depuis son utilisation par les révolutionnaires que furent Lénine et Trotsky, l'idée centrale qu'il représente demeure la même, soit l'existence au sein du système international de diverses formes de pouvoir et d'influence exercées par des groupes sociaux dominants sur d'autres groupes subordonnés. En Relations internationales, on parle d'hégémonie mondiale, soit de la capacité que possède un État d'exercer des fonctions gouvernementales sur un système politique mondial composé d'États souverains (Arrighi 1993: 148).

Les théories gramsciennes ou néomarxistes démontrent que l'hégémonie fait référence à une forme de puissance qui ne relève pas que de dominance pure et simple; elle signifie également l'exercice d'un leadership intellectuel et moral (Gramsci 1971: 57) qui prétend représenter l'intérêt universel et qui s'étend au système interétatique. La priorité accordée aux fondements idéologiques et culturels explique le comment du consentement et de la participation des groupes subordonnés à des classes dominantes prétendant les représenter. En effet, les structures de l'hégémonie, parce qu'elles légitimisent l'ordre et les politiques nationales, créent des normes universelles et mettent en place des mécanismes et des institutions servant à établir des règles de droit et de comportement pour les États et les acteurs transnationaux, et facilitent l'enracinement des bases sociales et matérielles nécessaires à l'exercice du pouvoir par l'hégémon (Cox 1987: 172). Pour Cox, l'hégémonie dépasse donc le système d'États. Il faut la comprendre en tenant compte du fait que les idées et les conditions matérielles d'existence sont toujours en relation les unes avec les autres (ce qu'il nomme le matérialisme historique). En ce sens, l'ordre hégémonique découle de la propagation d'une culture commune par des classes sociales dominantes (Cox 1983: 56) et se maintient grâce aux moyens de production et aux relations complexes qui se nouent entre les classes sociales des différents pays (Cox 1983: 62).

Dans les années soixante-dix, le concept d'hégémonie a été central dans le développement des théories des Relations internationales, et principalement en économie politique internationale. L'école de l'économie-monde pousse ainsi plus loin la dimension économique de l'hégémonie: «l'hégémonie est une situation dans laquelle les biens d'un État du centre sont produits tellement efficacement qu'ils sont largement plus compétitifs que les biens d'autres États du centre, ce qui permet à cet État d'être le principal bénéficiaire de la maximisation du libre-marché mondial» (Wallerstein 1980: 38)[2].

De plus, la théorie de la stabilité hégémonique se retrouva au centre des analyses que développèrent les théories réalistes et qui s'opposèrent aux théories institutionnalistes. Les théoriciens de l'interdépendance font d'ailleurs la différence entre hégémonie et impérialisme: «contrairement à une puissance impérialiste, un hégémon ne peut créer et imposer des règles sans un certain degré de consentement de la part des autres États souverains» (Keohane 1984: 46)[3]. Aussi, la théorie des régimes affirme que l'hégémonie ne se définit pas seulement par les capacités matérielles et les ressources d'un territoire mais aussi par les valeurs et les formes de relations et de pouvoir déjà intégrées dans les structures du système international. Par exemple, pour John Ruggie, l'hégémonie américaine est passée au système interétatique en enracinant le principe de souveraineté des nations: «le système de loi moderne consiste en l'institutionnalisation de l'autorité publique à l'intérieur de domaines de juridiction mutuellement exclusifs» (Ruggie 1983: 275)[4]. Aussi, Ruggie dira que l'institutionnalisation de l'hégémonie américaine est possible, non pas parce que les structures du système le requièrent mais parce que le sens de l'exceptionalisme fondamental à l'identité des Américains a pu appuyer l'action des États-Unis au niveau mondial (Ruggie 1998: 14).

De leur côté, les théories réalistes, pour lesquelles un État hégémonique évoluant dans un système anarchique exerce son influence et impose sa force principalement par ses capacités matérielles et par sa prépondérance en termes de ressources militaires et économiques (Keohane 1984: 32), reconnaissent également que les aspects idéologiques et normatifs des formes de pouvoir permettant aux États dominants de rendre leur autorité moralement acceptable, donc plus facile à exercer (Morgenthau 1967: 87-88). Gilpin ajoutera que «les États les plus faibles d'un système international suivront le leadership des États les plus puissants, en partie parce qu'ils acceptent la légitimité et l'utilité de l'ordre existant» (Gilpin 1981:30)[5].

Bien qu'il existe des variantes de l'hégémonie en nombre suffisant pour satisfaire à peu près toutes les tendances (Strange 1987: 557), le concept d'hégémonie possède une valeur explicative importante puisqu'il permet d'illustrer les liens entre économie et politique et de réduire les écarts entre les politiques internes et les politiques internationales. La diffusion de normes et de valeurs associées au départ à certains groupes sociaux d'une nation particulière à des structures internes d'autres nations ou à des structures supranationales, est en effet le moment-clé de l'évolution et de la distribution de la puissance au niveau global.

Repères
Arrighi, Giovanni. 1993. «The Three Hegemonies of Historical Capitalism». Gill, Stephen (dir.). Gramsci, Historical Materialism and International Relations. Cambridge: Cambridge University Press.
Cox, Robert. 1983. «Gramsci, Hegemony and International Relations: an Essay in Methods». Millenium: Journal of International Studies 12 (2): 162-175.
Cox, Robert. 1987. Production, Power and World Order: Social Forces in the Making of History. New York: Colombia University Press.
Gilpin, Robert. 1981. War and Change in World Politics. Cambridge: Cambridge University Press.
Gramsci, Antonio. 1971. Selections From the Prison Notebooks of Antonio Gramsci. Traduit par Quintin Hoare et Geoffrey Nowell Smith. New York : International Publishers. 483 p.
Keohane, Robert O. 1984 After hegemony. Cooperation and Discord in the World Political Economy. New Jersey: Princeton University Press. 291 p.
Morgenthau, Hans. 1967. Politics Among Nations: the Struggle for Power and Peace. 4iéme édition. New York: Alfred Knopf. 615 p.
Piotte, Jean-Marc. 1970. La pensée politique de Gramsci. Paris: Anthropos, coll. Sociologie et connaissance. 302 p.
Rioux, Jean-François, Eric Keenes et Greg Légaré. 1988. «Le néo-réalisme ou la reformulation du paradigme hégémonique». Études internationales 19 (1): 57-80.
Ruggie, John G. 1983. «Continuity and Transformation in the World Polity: Toward a Neorealist Synthesis». World Politics. 35 (2): 195-232.
Ruggie, John G. 1998. Constructing the World Polity: Essays on International Organization. Londres / New York: Routledge.
Strange, Susan. 1987. «The Persistent Myth of Lost Hegemony». International Organisation. 41 (4): 551-574.
[1] «A dominant state exercises a hegemonic function if it leads the system of states in a desired direction and, in so doing, is perceived as pursuing a universal interest» (Arrighi 1993: 150).
[2] «Hegemony is a situation wherein the products of a given core state are produced so efficiently that they are by and large competitive even in other core states, and therefore the given core state will be the primacy beneficiary of a maximally free world market» (Wallerstein 1980: 38).
[3] «...unlike an imperial power, an hegemon can not make and enforce rules without a certain degree of consent from other sovereign states» (Keohane 1984: 46).
[4] «...the modern system of rule consists of the institutionalisation of public authority within mutually exclusive jurisdictional domains» (Ruggie 1983: 275).
[5] «...the lesser states in an international system will follow the leadership of more powerful states, in part because they accept the legitimacy and utility of the existing order » (Gilpin 1981:30).

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